- SYNGE (J. M.)
- SYNGE (J. M.)Contemporain et admirateur de Yeats, auquel, dans les profondeurs, il s’opposa sans doute plus qu’on ne pense, ami de lady Gregory qui fit tant pour la renaissance des anciennes légendes essentielles au patrimoine culturel de leur pays, Synge est indissociablement lié à l’histoire du théâtre en Irlande. Il ne fut pas seulement un créateur qui inventa un ton nouveau dans le drame et la farce, mais aussi l’un des meilleurs interprètes de l’âme de son peuple, avec ses qualités si particulières d’humour, de réalisme, ses croyances au surnaturel, ses sarcasmes, son goût de la fabulation. Témoin incomparable de la vie des paysans et des pêcheurs de régions superbes et déshéritées, Synge dépeint un monde primitif auquel il redonne sa véritable dimension, enrichissant la vérité vécue grâce à l’apport du rêve: derrière ces personnages savoureux, ces chemineaux, ces rétameurs, ces ivrognes, ces vieilles femmes et ces jeunes paysannes, vivant dans le Wicklow, le Kerry, le Connemara et les îles d’Aran, se profilent les chevaliers téméraires, les rois et les reines des légendes celtiques. Ainsi chaque anecdote, chaque lieu, chaque être transcende-t-il ses limites pour atteindre à la vérité intemporelle et sans frontières du mythe.Du rêve au réelJohn Millington Synge est né à Rathfarnham, près de Dublin, d’une famille protestante de riches propriétaires terriens qui avait compté plusieurs évêques. Son père, juriste, mourut de la variole dès 1872, et Synge fut élevé par sa mère: éducation rigide, dont on trouve le récit dans l’Autobiographie où, en quelques fragments saisissants, l’écrivain livre ses terreurs d’enfant, sa perte de la foi à la lecture de Darwin, ses premières déceptions d’adolescent, sa peur de l’enfer et sa vision de deux yeux fantomatiques dans les brumes du Wicklow. Ces nombreux drames intérieurs s’accompagnèrent de graves ennuis de santé (asthme) et d’un intense sentiment de révolte à la vue de certaines injustices, comme l’éviction brutale des paysans par les propriétaires fonciers. Un des frères aînés de Synge, alors que le futur écrivain n’avait encore que quatorze ans, donna lui-même un de ces ordres d’expulsion à un simple d’esprit dans le Wicklow, si bien que le nom de Synge fut honni des paysans de la région. Il semble évident que la passion avec laquelle Synge dépeignit et défendit ensuite la cause de ces êtres démunis, sarcastiques mais capables d’absurdes et sublimes élans de joie, a pour origine l’indignation ressentie contre de tels abus. Synge s’affirma peu à peu en opposition sourde et totale avec les siens, et il exprima son sentiment d’amère solitude dans les courts poèmes qu’il commença de composer dès 1892: «Je vivrai sans joie et glacé mais pur / Et je ne donnerai pas à la terre / De jeunes vies qui voient ce que j’ai vu / Et maudissent comme moi leur naissance.» C’est à la poésie de Wordsworth, à la musique, à l’enchantement que lui inspirèrent les collines et les ravins du Wicklow, ces vallons sauvages des environs de Dublin, qu’il demandera la chaleureuse présence qu’aucun être humain ne lui octroyait.Il fit ses études au Trinity College de Dublin; se passionnant pour les origines de la littérature irlandaise, il étudia l’hébreu, le gaélique et les légendes celtiques, parmi lesquelles le toucha tout particulièrement celle de Deirdre, qui devait également inspirer W. B. Yeats et le poète George Russell, qui signait Æ. Ce récit, datant du IXe siècle, raconte le suicide de la belle Deirdre dont l’amant fut tué par le roi d’Ulster, Conchubar. De ce thème, Synge tira sa pièce Deirdre des douleurs. Ce qui le fascina dans ces légendes, c’est leur parenté avec les mythes grecs, et cette foi commune aux peuples grec et irlandais en un monde où les morts continuent une vie semblable à l’existence terrestre. Peut-être est-ce moins le côté épique de ces légendes qui attira l’écrivain que le stoïcisme quotidien de leurs héros et le panthéisme propre à la poésie celtique, qui chante si volontiers les métamorphoses.Après ses études et une déception amoureuse dont on retrouvera l’écho dans ses écrits de jeunesse (Vita vecchia , 1896; Étude morbide , 1899), Synge séjourna en Allemagne, en France et en Italie. En 1896, il fit la rencontre, déterminante pour lui, de Yeats, qui fondait alors avec son amie Maude Gonne, la belle révolutionnaire, l’Irish League, l’association destinée à lutter pour l’indépendance de l’Irlande. Yeats encouragea Synge à partir pour les îles d’Aran. Ces îles, dont la population misérable devait vivre de la récolte de varech, de la vente de la tourbe, de la pêche en currahs (bateaux en lattes de bois), toujours menacée par la mer ou la famine et à la merci d’une mauvaise récolte de pommes de terre, furent le lieu où Synge observa le mieux ces types humains, terribles et savoureux, que l’on rencontrera dans son théâtre comme dans le récit, d’une émouvante sobriété, de ses cinq séjours parmi paysans et pêcheurs, Les Îles d’Aran (The Aran Islands , 1907). Ainsi, à la veine décadente de ses écrits de jeunesse où s’exprimait le refus du réel au profit du rêve, peut-on opposer ce récit où une poésie réaliste se dégage de la minutieuse restitution de la vie.Le réalisme poétiqueC’est ce réalisme que l’on retrouve dans les pièces de Synge: L’Ombre de la vallée (The Shadow of the Glen , 1903), Cavaliers à la mer (Riders to the Sea , 1904), La Fontaine aux saints (The Well of the Saints , 1905), Le Baladin du monde occidental (The Playboy of the Western World , 1907), La Noce du rétameur (The Tinker’s Wedding , 1909), Deirdre des douleurs (Deirdre of the Sorrows , 1910). Leur nouveauté est d’avoir mêlé à des cadences inspirées de l’ancienne et riche langue gaélique un parler cru, presque brutal. Les personnages y expriment ses thèmes obsédants: combien est proche l’inévitable mort, car «aucun homme ne peut vivre toujours, ce dont il faut se contenter» (Cavaliers à la mer ); combien il est difficile de conjurer la fatalité et l’influence des éléments; combien est hypocrite la vision du mariage et du couple (L’Ombre de la vallée ); combien le puritanisme et l’orgueil empêchent la réalisation de tout ce dont on rêve (la Pegeen du Baladin ). À la hardiesse de la langue répond la hardiesse des types nouveaux créés par Synge et fondés sur sa connaissance des îles et du Wicklow, personnages qui firent scandale à Dublin: femmes adultères, prêtres corrompus, fils parricides. Une semaine entière d’émeutes salua, en 1907, la représentation du Baladin du monde occidental. Ces pièces furent données au célèbre Abbey Theatre, fondé dès 1904, où l’on joua aussi Yeats et lady Gregory.Ce souci de vérité, Synge l’avait exprimé dans la préface de ses poèmes, où il prend nettement position contre tout style dit poétique, et c’est l’élément personnel qui lui paraît essentiel: «Villon, Herrick et Burns ont fait passer toute leur vie dans leurs poèmes, et les œuvres composées de la sorte ont été lues par les hommes au cœur bien trempé, les voleurs comme les diacres, et non point seulement par des petits clans.»Les dernières années de Synge furent assombries par sa passion difficile pour l’actrice Molly Allgood et la hantise de sa maladie: atteint d’une tumeur maligne, il mourut à Dublin, âgé de trente-huit ans. Rien n’est plus caractéristique de Synge que ces paroles dites à Yeats: «Il nous faut à la fois l’ascétisme, le stoïcisme et l’extase; on en trouve souvent deux, mais jamais les trois ensemble.» Ou encore ces pensées qui terminent le fragment autobiographique Vita vecchia : «Nous avons tort de chercher un fondement à l’extase dans la philosophie ou les choses cachées de l’esprit – si toutefois l’esprit existe –, car c’est quand la vie atteint à sa plus grande simplicité, sans rien qui la précède ou la dépasse, que le mystère est le plus grand et nous pouvons à peine le supporter [...] Nous devons vivre comme les oiseaux qui ont chanté ou qui vont chanter le long du chemin: on les tue en plein vol, on les mutile, on les torture, mais ils continuent de chanter – du moins ceux qui survivent...»
Encyclopédie Universelle. 2012.